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Le routard ce colonisateur des temps modernes ?
Bientôt les vacances? Et si on se penchait sur le sujet...Après un éloge du superficiel (cf article sur Maryline la_philo_en_beauté), la thématique du voyage est l'occasion de peaufiner encore le grain philosophique de notre rubrique "La philo en beauté", à savoir la critique de la fascination pour l'authentique, authenticité d'un être ou authenticité d'un lieu. De l'anatomie à la géographie, nulle frontière alors....
Parmi les quelques notions qui tapissent notre imaginaire idéologique (superficialité, égalité, tolérance, progrès, naturalité, etc.), l’une d’entre elles me semble mériter la médaille du flou conceptuel : « authenticité ». Si je « google » le terme, voilà ce que j’y trouve : un joyeux fourre-tout soixante-huitard mêlant errance rebelle aux accents mystiques, utopie cénobitique marquée par un repli communautaire et périple aventureux à la Indiana Jones... Moi qui croyais que le terme appartenait initialement au monde de la critique d’art, désignant une œuvre dont l’origine, l’auteur et la réalité sont certifiés, qualifiant autrement dit une œuvre conforme à sa définition, serais-je donc loin du compte ? Pas si sûr… De même qu’une Joconde n’est authentique que pour autant qu’elle répond aux exigences définies par le critique d’art, à savoir que le tableau a effectivement été authentifié comme celui peint par Leonard de Vinci entre 1503 et 1506, de même une Chine authentique semble devoir se justifier de quelques sommations exprimées avec fort ethnocentrisme par l’héroïque routard, apparemment détenteur ultime de la définition de ce qui est « chinois » : quelques minorités ethniques Hui aux costumes bariolés, entretenant pastoralement l’héritage bouddhique, au côté de chèvres aussi sages que des petits Confucius, sur un arrière plan de rizière bucoliquement cultivées dans une province plus reculée que le Yunnan, à l’abri des affres de la traîtresse Shanghai occidentalisée, capitalisée, financiarisée.
Si le fonctionnement du concept d’authenticité pose peu problème en art – même s’il pourrait être sain de se demander dans quelle mesure l’exigence d’authenticité d’une œuvre ne relève pas en fait d’une exigence purement commerciale, le gage de l’exclusivité, dans une compétition à la consommation où la reproductibilité technique ruine la valeur financière de l’objet bien avant d’anéantir l’aura que lui prête le nostalgique Walter Benjamin – sa migration vers le monde du voyage constitue peut-être le comble d’une arrogance bobo à la stratégie bien ficelée. Car parler d’une Chine authentique, qui, vous l’aurez compris, n’est pas celle que bombarde niaisement le penaud appareil photo Codec du moutonnier touriste, ce n’est au fond pas autre chose que d’imposer une norme, privant tout à la fois le touriste, le scientifique mais surtout le chinois de toute prétention à définir le sens de cette chose si alambiquée, si chimérique et si tortueuse qu’est la Chine. Voilà donc que le routard, se targuant pourtant de respecter la délicate fleur chinoise que piétinent les touristes aux audio-guides polyglottes, va donner aux chinois une paternaliste leçon d’identité… C’est trop aimable à lui ! Si tout ceci vous rappelle, comme le relent d’une huître mal digérée, de poussiéreuses histoires d’héroïques colonisateurs apportant les Lumières aux immatures pays émergents, je n’y suis que pour très peu…
Mais cessons les sarcasmes et tentons de comprendre. Autrefois privilège d’une poignée d’aristocrate, à qui revenait la distinction d’être les seuls à pouvoir montrer, qualifier et définir le monde, le voyage, ce coquin, est devenu accessible à tous – il paraît même que l’on appelle ca « démocratisation » ! -, signant par la même occasion la banalisation du voyageur, touriste parmi les touristes. « Ici, plus que son privilège, c’est l’espace nécessaire à l’expression de sa différence que le voyageur voit se réduire » conclue le génial Didier Urbain dans L’Idiot du voyage. Mais on n’aime pas partager un objet, tout comme on n’aime pas partager un espace, dans une logique d’appropriation qui frise celle de la propriété, en quoi le routard aux airs hippies a tout l’air d’un consommateur alternatif, mais un consommateur encore, plus fidèle que jamais à la logique de la consommation capitaliste. Que fait donc l’intrépide voyageur, ce soi-disant anti-touriste? Easy ! Armé de ce petit mot, « authenticité », faisant fi de l’importance du pluralisme, de la multiplication des regards sur le monde, de l’absence de norme perceptive, il mène un coup d’Etat, celui qui consiste à dire qu’il est le seul à voir profond, juste et vrai dans les espaces qu’il arpente: il est l’heureux propriétaire, sinon le monde, en tout cas de la définition de la Chine. Le cachotier ! Si la quête d’une réalité alternative à nos modes de vie urbains occidentalisés n’a évidemment en tant que telle rien de vil, d’absurde ou de pathétique, son façonnage dans le moule du concept d’ « authenticité », petite dictature pour adolescents, mérite donc bien quelques sains soupçons. Alors, quelle news philo aujourd’hui ? Le routard, ce colonisateur des temps modernes…Réflexions de "routarde", Clémence Chastan, illustrations : Marine Chastan
Tags : voyage routard philosophie superficiel authentique
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